Baptiste-Marrey : Biographie
« La vie, le hasard, les rencontres, les croisements, les bifurcations… et l’œuvre »

par Jean-Claude Vallejo, Dossier spécial Baptiste-Marrey, L’Iresuthe, 19 avril 2019

 

L’apprenti typographe, Camus

Jean-Claude Marrey naît le 7 janvier 1928 à Paris dans une famille assez aisée, issue de familles auvergnates venues travailler dans le commerce du vin et des futailles à Bercy (deux livres en portent l’évocation). Son père, Lucien, travaille dans la Banque Il a un frère de quelques années plus jeune, Bernard Marrey, qui, spécialisé dans l’architecture et les grands ouvrages métalliques notamment, puis devenu éditeur avec les éditions du Linteau, a accueilli dans les années récentes deux ou trois livres de son aîné. La période de l’Occupation (qui voit son passage de l’enfance à l’adolescence) lui laisse des images fortes, les passages silencieux rue Lauriston, les bombardements de Billancourt, des scènes de la Libération de Paris et, peu après, la lecture déterminante de William Faulkner… Il semble s’être essayé à l’écriture dès l’âge de quatorze ans. Après la guerre viennent des études, vite abandonnées, l’apprentissage de typographe, un temps, puis le désir de s’engager, de faire quelque chose d’autre de sa vie.

Ses années de formation sont marquées par la rencontre et l’influence de plusieurs grandes figures auxquelles ses écrits ultérieurs font régulièrement allusion, parmi lesquelles Paul Archambault, son professeur de philosophie, Daragnès et Michel Saint-Denis, dont nous avons déjà parlé. Il lui arrive souvent d’évoquer avec respect la figure exemplaire de Paul Teitgen (1919-1991), peu connu aujourd’hui, résistant et haut fonctionnaire de tendance démocrate-chrétienne qui eut le courage, au moment de l’affaire Audin en 1957, de démissionner de la préfecture de police à Alger pour protester contre la torture, torture que ce dernier eut lui-même à subir du fait de la Gestapo. Au début des années cinquante, il entre en contact et entretient une correspondance avec Albert Camus, qui reste aussi l’une de ses figures tutélaires. Il consacre à Camus un magnifique portrait en 2013, dans lequel il rend également justice à Teitgen. Ce livre paru chez Fayard devait initialement comporter en outre 29 lettres qu’il avait reçues de Camus entre 1953 et 1959, des complications et péripéties douloureuses font qu’il n’a pas été possible de les reproduire. Il n’en subsiste que 29 paragraphes descriptifs qui en indiquent la teneur. Camus, ainsi qu’André Barsacq[1] (Jean-Claude Marrey est ami avec Jean-Louis Barsacq, le fils aîné de cet homme de théâtre), le recommandent en 1954 à Michel Saint-Denis, qui recherche un assistant. Peu connu en France, davantage en Angleterre et en Amérique du nord, Saint-Denis est neveu de Jacques Copeau. Après une longue carrière en Angleterre depuis 1934, comme acteur et pédagogue de théâtre, et avant d’y retourner quelques années plus tard, il vient de prendre en 1952 la direction du Centre Dramatique de l’Est à Strasbourg, futur T.N.S., Théâtre National de Strasbourg, et vient d’y fonder l’Ecole Supérieure d’Art Dramatique d’où seront issus les Tréteaux, expérience audacieuse de théâtre dans les villages alsaciens. Jean-Claude Marrey exercera là, au côté de Michel Saint-Denis de 1954 à 1957, et jusqu’en 1963 la fonction de secrétaire général. A partir de là, il a « le pied à l’étrier ». La rencontre fut décisive. Il écrit déjà et monte quelques pièces de théâtre, non publiées, des canevas pour alimenter les tournées des Tréteaux. Il commence à faire paraître dans des revues spécialisées, dès cette période, un certain nombre d’articles, d’essais sur le théâtre, sur la situation du théâtre et de la culture, de la vie culturelle dans la France du moment, sur les rapports entre la création, la fiction et la réalité. On peut trouver dans certains textes du jeune Jean-Claude Marrey des points d’ancrage de la réflexion du futur romancier.

Il y eut une autre rencontre décisive à Strasbourg : Alix Romero, bac scientifique en poche mais voulant s’orienter vers le théâtre, venue d’Algérie, traverse la Méditerranée en 1957 sur les conseils d’Henri Cordreaux[2], autre pédagogue de théâtre qui mena en Algérie une courageuse expérience de théâtre populaire itinérant. Cordreaux, que Camus connaît bien, est aussi un ami d’Hubert Gignoux qui prend justement cette année-là à Strasbourg la succession de Saint-Denis. C’est là qu’Alix, jeune élève de la quatrième promotion de l’Ecole d’Art Dramatique, devient comédienne. De son union en 1959 avec Jean-Claude Marrey sont nés deux fils, Gilles en 1963 et Sébastien en 1971. Très indirectement, Camus a peut-être bien encore joué un rôle dans cette rencontre. La période strasbourgeoise a eu sur les Marrey une énorme influence.

Au fil de sa carrière professionnelle dans les années suivantes, Jean-Claude Marrey continue d’écrire et de publier des articles et des essais critiques dans différentes revues et ouvrages collectifs (Théâtre populaire, Le Mercure de France, L’Avant-scène, publications du CNRS…). Avec Saint-Denis, il s’est initié à l’univers shakespearien (un autre William après Faulkner). Puis il s’intéresse aux poètes russes. Il travaille avec Alix dans les années soixante sur le texte de Requiem d’Anna Akhmatova, monté et joué par Alix. Ce travail a laissé une empreinte durable, comme d’autres pièces auxquelles ils ont pu travailler ensemble. Il se nouera là de solides amitiés.

Il y aura également, dans les années soixante, soixante-dix, en diverses villes, des périodes de travail dans l’animation culturelle et des missions sur les équipements culturels qui l’amèneront à pas mal voyager, des rapports à rédiger, en vertu d’une certaine expertise qui lui est reconnue sur ces questions. Après quelques années de silence littéraire, mais fort d’une expérience assez étendue, il revient à l’écriture à la fin des années soixante-dix et c’est un jaillissement qui l’amène à devenir un auteur publié. Comme quelque chose de longtemps contenu qui se libère. Il se présente d’ailleurs comme un auteur tardif. Il vit ce moment peut-être comme une re-naissance. Il a alors la cinquantaine. Ce qu’il écrit ne pourrait pas avoir été écrit par un jeune auteur prodige de vingt ans. Il faut avoir vu, éprouvé et fait beaucoup pour témoigner de la sorte du monde et des hommes. La précocité ferait écrire totalement autre chose.

[1] André Barsacq (1909-1973), d’origine russe par sa mère, décorateur, metteur en scène, directeur de théâtre, a notamment créé à la scène de nombreuses œuvres de Jean Anouilh (dont Antigone en 1944), Marcel Aymé, Claudel, Obaldia, Audiberti, Sagan… Il a adapté également les principaux auteurs russes (Gogol, Tchekhov, Tourgueniev, Dostoïevski…). Il a en outre, et entre autres, travaillé avec Charles Dullin, Jacques Copeau, Antonin Artaud, Jean-Louis Barrault, Jean Dasté, Michel Saint-Denis…  A côté du théâtre, il travaille aussi pour le cinéma, de 1928 à 1960, puis pour la télévision de 1964 à 1973, où il réalise notamment des adaptations de pièces de théâtre.

[2] Henri Cordreaux (1913-2003), membre de la troupe des «Comédiens  routiers» de 1932 à 1939, comme Hubert Gignoux (1915-2008), crée dans les années 40 des spectacles de marionnettes et fonde en 1947 la Compagnie des Marionnettes des Champs-Elysées. Instructeur national d’art dramatique depuis 1945 à la Direction de la jeunesse et de l’éducation populaire, il mène une importante action pédagogique, notamment en direction des amateurs. C’est dans ce cadre qu’il va en Algérie où il fonde en 1952, avec sa femme Yvette, l’Equipe théâtrale d’Alger, une troupe itinérante qui va de bled en bled. En 1962, c’est le retour en France.

La re-naissance

Le nom de plume de Baptiste-Marrey s’impose en 1982. Cette re-naissance à une vie créative nouvelle a suivi un cheminement de réflexion culturelle et aussi spirituelle que retrace Invocation, le poème liminaire des Ballades du samedi, publié au Temps qu’il fait en 1987, et qui rassemble des poèmes écrits dès 1977-1978, à une époque où son nom d’écrivain ne s’est pas encore imposé. Il envisagea en effet, un temps, celui de BWB ou BW Baptiste dont il signa quelques rares textes, pour aboutir au choix du Baptiste à la valeur symbolique assumée. Afin d’éclairer la genèse et la quête de cette nouvelle identité en écriture au seuil d’une œuvre naissante, et comme une sorte de condensé de ce qui précède, voici un extrait de ce poème.

Pour mieux ajuster le masque
Me voici l’âge venu
Sous la triple invocation de
BAPTISTE / alias Poquelin / tragédien raté
Fils aussi d’un bourgeois de Paris
Cœur noir et tendre sous une carapace de rires
Frère solitaire par le métier / sous le même signe d’hiver
Et l’autre baptiste son double analphabète
Scaramouche gille niais enfariné
Bateleur des boulevards issu du peuple
Farceur obscène – futur enfant du Paradis
WILLIAM alias Shakespeare alias Faulkner
Et tant d’autres anglais américains russes
Russes surtout / allemands / étranges étrangers
Qui ouvrirent voies et rêves de moi inconnus
Loin de nos métriques de nos catégories de nos règles
Lyriques réalistes /fous découvreurs / buveurs puritains
Vieux croyants slaves ou toubibs à lorgnons
Attentifs aux ombres de toutes les maisons des morts
JEAN LE BAPTISTE / précurseur / maigre marcheur galiléen
Mon patron à la tête coupée / figure archaïque
Sans visage / prophète des ergs et des oueds
Traceur des pistes au temps des cieux fermés
Chercheur de vérité plongé dans les ténèbres
Jusqu’à la re / naissance au milieu de l’âge
Baptiste / baptiseur / Révélateur / révélé
Frère ascétique qui partage ce qu’il sait
Mes trois patrons
A l’aube de ma journée de salarié
Je vous salue
Moi si loin de vous
Modeste fonctionnaire itinérant
A la solde des diplômés
Sténographe passionné des éclairages des regards et des rues
Familier des gares et des trains
Satisfait pour écrire d’un coin de bistrot ou de ministère

Le premier livre personnel sous le nom désormais de Baptiste-Marrey est SMS ou l’Automne d’une passion, chez Actes Sud. Voici une lettre fictive adressée de façon posthume à SMS, initiales de Sœur Marie-Serge, la tante de l’auteur, qui a beaucoup compté pour lui et qui est au départ de sa vocation d’écrivain. Cette lettre datée de 2000 est sous-titrée « la chaîne des inspirés ».

Tu as beaucoup compté pour moi, même si, finalement, nous nous sommes peu connus. Tu as été la première « intellectuelle », et moi le premier « artiste » d’une famille petite-bourgeoise en pleine ascension sociale, mais proche encore de ses racines prolétaires (mes deux grands-pères avaient tout juste leur certificat d’études). Une femme libre, éprise de poètes anglais et d’écrivains russes, que l’amour, la guerre, le deuil ont jeté dans la religion et derrière la clôture des Bénédictines. J’ai assisté à tes vœux de professe. Je suis allé quelquefois te voir dans ton couvent. Tu as pu venir assez régulièrement à Paris, pour des raisons monastiques, voir ton frère (mon père). Tu n’es jamais venue chez moi. Nous nous sommes régulièrement écrit plusieurs années, sous le couvert de ta Supérieure – moi, contestant ton Église. Puis, tu as sombré dans la dépression. Dieu protège-t-il si mal les siens ? Je me reproche de t’avoir, comme les autres, abandonnée – avec toutes sortes de bonnes excuses. Puis tu es morte et, du choc de tes obsèques, de l’opposition de ta misère et du grand apparat bénédictin est né mon premier livre : SMS ou l’Automne d’une Passion.

Tout cela ne serait qu’anecdote privée si je n’avais eu assez vite conscience, depuis ta disparition terrestre, qu’un lien continuait d’exister entre nous et que, d’une autre manière, avec d’autres critères, dans un autre contexte, j’essayais de prolonger ta vocation, c’est-à-dire de rester fidèle à l’Esprit, à ses exigences, à sa voix et à sa voie, quelles que soient par ailleurs mes erreurs et mes turpitudes. (…)

Peut-être m’as-tu protégé (permis d’éviter le mauvais avion, aurait dit Dadelsen) ? Sûrement tu m’as épargné la solitude – la forme la plus destructrice du désespoir. Celle qui frappe tant de nos contemporains. Non seulement ils sont seuls, mais ils ne sont reliés à rien. Ce que je t’écrivais, vivant dans nos banlieues et les observant, t’accusant de mener une vie « confortable » dans ton monastère !

Ce lien, plus sensible au fil des années, s’est renforcé encore en Grèce. J’ai eu trois révélations dans ma vie, en plus de celles communes à tous les hommes (l’amour, le sexe, la mort) : la guerre (à Paris) ; la Mitteleuropa plus que le germanisme (à Strasbourg) ; les icônes (en Grèce). J’y suis allé la première fois en bateau et en scooter, pensant découvrir sur la terre des Dieux le théâtre, le classicisme (que je croyais de même nature que le nôtre), une mer sans Côte d’Azur, des poissons grillés sur la plage. J’y ai découvert un peuple chaleureux, hospitalier (plus turquisé que je ne l’imaginais), une myriade de petites églises, proches de nos églises romanes, perchées sur leurs îles et, avec elles, le monde de l’orthodoxie, c’est-à-dire de la lumière. Et toi, en Crète, à Kritsa, dernier personnage d’une fresque, la seule où figurât une femme qui ne fût pas la Vierge : le teint olivâtre, tes beaux yeux noirs (de gazelle, eussent dit les poètes) ouverts sur l’Invisible, vêtue d’une aube blanche, les bras chastement repliés sur un rameau d’olivier.

J’y ai vu un signe, parmi d’autres. Je me suis mis à lire ces auteurs des premiers siècles de l’Église (…), je trouvais dans ces vieux textes, que je lisais accompagné par Simone Weil (avec elle je m’abreuvais à la Source grecque), la confirmation de ce que j’avais trouvé ici et là chez Platon : « A ces premiers anneaux (aimantés) que sont les poètes, d’autres individus sont à leur tour suspendus et en reçoivent la présence divine, chacun d’eux suspendu à un poète différent : celui-ci à Orphée, celui-là au poète Musée ou à Homère » (Ion). (…) Qu’est-ce à dire pour un insoumis et un modeste poète comme moi ? Que ce qui importe, ce n’est pas d’être le dernier et plus petit maillon de la chaîne, mais que la chaîne existe et de croire à l’Esprit ? A son immortalité, à l’échelle relative de l’histoire de l’humanité, qu’il se manifeste dans un vers d’Eschyle, une réplique de Socrate, un verset d’Isaïe, un traité de Plotin, une icône ou un tableau de Giorgione, une gravure de Rembrandt, un lied de Schubert, un poème de Baudelaire ou de Hölderlin, un blues de Nina Simone…

Et que c’est cette filiation invisible, choisie parmi tant d’étoiles dans cette constellation infinie, en constant renouvellement, où d’autres que moi tissent d’autres réseaux mieux adaptés à leurs angoisses, à leurs recherches, à leur histoire, forme avec eux une toile où le beau et le vrai se confondent et où nos morts (nos amies et amis morts) à leur tour, avant nous, se sont inscrits…

Cette lettre est extraite d’Eloge du roman publié chez Fayard en 2002. Composé de près de trente lettres à des lectrices réelles ou imaginaires, cet Eloge est un bel essai indispensable qui nous fait pénétrer dans les secrets, les sources ou les mécanismes de la création baptistéenne[1], il revient sur les idées qui sous-tendent l’ensemble de ses livres. Cette lettre donne des clés sur les espaces ou les territoires de l’œuvre, les processus de la création romanesque, l’influence de figures que nous avons citées. On y retrouve le thème de l’enchantement du monde qui fait référence aux idées du prix Nobel de physique 1977, Ilya Prigogine, avec qui Jean-Claude Marrey réalisa et publia un entretien en 1984 pour Les Cahiers du FIC[2]. Le réel, les rapports du visible et de l’invisible, les ténèbres et la lumière, thèmes fondamentaux de la poésie baptistéenne y sont contenus. Et bien entendu cette lettre est un écho à SMS, le roman-poème, en vers, paru en mars 1982, mais écrit en 1979-1980. Le neveu-narrateur est venu en Normandie assister à l’enterrement de sa tante, religieuse au Bec-Hellouin, qui eut une vie peu banale, un destin émouvant, et dont il retrouve et comprend admirablement les tourments et la souffrance intérieure. Un roman en vers : un choix audacieux pour entrer en littérature. Et pas la voie la plus facile médiatiquement. Ecoutons SMS.

je ne vois plus le monde d’aujourd’hui
je vois celui d’avant
je suis partie pour le Royaume de Dieu
et je L’ai abandonné
pour celui de l’amour
quel est le sens
de ce mot
AMOUR
pour moi qui suis vieille
flasque
peau jaunie
accrochée à un squelette qui m’effraie
mon cœur de chair est intact
Seigneur
plus vaste encore
d’avoir été creusé par l’absence
belle et courtisée j’avais le cœur sec
lui m’a ouverte
à Votre amour
(…)
il ne viendra plus / n’est-ce pas
je l’attends
j’entends des pas dans le couloir
écoutez
n’entrent à travers cette porte
que des ombres qui m’indiffèrent

(Extrait du LAMENTO de SMS ou L’Automne d’une Passion).

[1]  L’adjectif baptistéen(ne) est un néologisme que je forge spécialement pour l’occasion et pour le sujet. Il peut paraître pompeux, qu’on veuille bien cependant l’accepter. Il est à mes yeux simplement commode et adapté.

[2] FIC : Fonds d’Intervention Culturelle (Cf. infra).

Ministère de la culture, FIC

Vers 1990, Alix et Baptiste rejoignent Montmartre quelque temps avant de s’installer définitivement à Gentilly (94). Auparavant, de 1969 à 1990, la famille Marrey réside à Brie-Comte-Robert (77) et s’investit dans la vie municipale et la vie culturelle locale. Entré en 1976 au Ministère de la Culture, Jean-Claude Marrey y occupe divers postes jusqu’en 1991, qui vont l’amener à s’investir dans les travaux de la Commission Pingaud sur le prix unique du livre (qui aboutiront à la loi Lang). Chargé de mission, il réalise des études, des évaluations, et rédige des rapports sur les politiques culturelles dans les villes moyennes françaises (sous l’égide de la D.A.T.A.R. et du Ministère de l’équipement) et dans les pays du Conseil de l’Europe. Il anime (avec Louis Cousseau et Bernard Faivre d’Arcier) L’Atelier, un groupe qui, entre 1975 et 1981, avance bon nombre de propositions en matière de développement culturel. Il s’occupe de 1982 à 1985 du F.I.C., Fonds d’intervention culturelle, et à partir de 1985, il est Inspecteur des Spectacles, effectue de nombreuses missions et se déplace à travers toute la France, ainsi qu’à l’Etranger. Il écrit alors beaucoup dans les trains.  C’est dans ces années que Baptiste-Marrey devient un écrivain reconnu. Pour faire simple, ses romans, à partir de 1982, sont publiés chez Actes Sud, avec Bertrand Py, comme directeur littéraire, et jusqu’à sa brouille avec Hubert Nyssen, le fondateur de cette maison, en 1991. Parallèlement, ses autres livres (poésie, essais) paraissent principalement au Temps qu’il fait, pour une collaboration soutenue avec Georges Monti qui durera, elle, de 1982 à 1997. Des cycles romanesques se mettent en place avec des liens, des passerelles entre eux. Des personnages apparus furtivement au second plan là, deviennent les héros ici, des personnages de premier plan. Un univers fascinant se constitue à partir de 1982 et de SMS. L’organisation, les articulations entre les différents pans de cet univers, fluctuent, varient, évoluent avec le temps (il n’est que de se reporter aux différentes bibliographies qui se succèdent au cours des années, à mesure que de nouveaux livres s’ajoutent et entraînent la révision de la structure de l’ensemble). Car derrière ces fluctuations, c’est une grande cohérence qui se dessine. Les Papiers de Walter Jonas, un puissant et ambitieux, voire monstrueux roman, paraît en 1985. Il aura un fort succès et fera connaître son auteur d’un public un peu plus large. Son sous-titre, « ou Le Solstice d’été », le place dans un des cycles dits Les Saisons, ensemble qui se présente comme une autobiographie imaginaire. Cette division bibliographique sera abandonnée seulement en 1996, au profit d’une nouvelle organisation.

C’est la musique et l’écriture imaginaire d’un opéra qui fait la toile de fond de ce roman, métaphore de sa propre création. A l’origine était un projet d’écrire sur le couple Alma et Gustav Mahler, le pivot se déplace et donne naissance à des personnages de roman plus contemporains dont Gustav et Alma ne sont plus que des contrepoints. Walter Jonas, premier grand personnage de roman de Baptiste-Marrey, est compositeur et clarinettiste. La structure de plusieurs de ses romans emprunte d’ailleurs à la musique, l’écriture s’accompagnant de l’écoute de certaines œuvres musicales qui donnent leur rythme à la composition du roman (Bach, Chostakovitch, etc.). Les Papiers se prolongent avec Les Poèmes infidèles de Walter Jonas en 1987 et avec deux micro-romans (ou opéras-romans) en 1986 centrés autour de deux figures féminines des Papiers : Elvira, situé à Sarajevo, avec Alba Zelnik, chanteuse d’origine yougoslave, compagne de Walter Jonas ; et Edda H. (pour Huebner) autre personnage de chanteuse, présent dans Les Papiers, présentée ici (comme en peinture) dans tous ses états, et qui rapproche le cycle de Jonas du cycle suivant en se déplaçant à Paris. Quelques textes et nouvelles parus dans diverses revues complètent ce cycle de Walter Jonas. Certains seront repris dans des rééditions ultérieures des Papiers ou d’Edda H. Son espace géographique est alors plutôt celui de la Mitteleuropa, que Baptiste-Marrey a découvert à Strasbourg. Ici, l’Autriche, Vienne, le sud de l’Allemagne… Un déplacement spatial qui permet la transposition romanesque. Dans la complexité des rapports hommes-femmes, entre les sentiments et la ferveur créatrice, la trahison et la culpabilité, le couple Jonas-Alba est au cœur des textes de ce cycle, les hauts et les bas des personnages, leurs angoisses, leurs désirs… L’intimité des artistes. Voici un extrait des Papiers, suivi d’un texte d’Edda H.

Le Haüschen de Walter dont il est question ici est un peu en outre la transposition de celui de Baptiste, de l’un de ses bureaux, de ses divers lieux d’écriture.

SAN LEONHARD, AOÛT 1972

Quatre heures du matin. Jonas endormi sort insensiblement de sa nuit intérieure. Alba dort régulièrement, chaude à ses côtés. La nuit. Le silence. Le monde suspendu à sa propre immobilité. Jonas se retourne, s’étend sur le dos, s’allonge, les jambes étirées jusqu’à l’extrémité des pieds : la conscience comme une lumière monte peu à peu en lui. C’est fait : le sommeil l’a quitté. Mon tour est venu de veiller, pense-t-il. Il se glisse hors du grand lit. Alba grogne sans s’éveiller. Il dépose un baiser sur sa chair tiède, rabat les draps derrière lui, file pieds nus à la salle de bains, pisse un coup dru, attrape sa robe de chambre – une vieille robe de chambre à carreaux écossais taillée jadis par Alba à Munich –, descend à la cuisine, se fait un café instantané, y trempe un morceau de sucre qu’il croque, puis boit dessus une gorgée de café amer, enfile les sabots devant la porte et par le petit sentier trempé de rosée, à peine visible dans la demi-obscurité – l’air, les feuilles, tout étant parfaitement immobile comme en attente du jour à venir – il monte jusqu’à son Haüschen, allume sous ses pieds le petit convecteur électrique et s’assied devant sa table. Il reste là un long moment, les bras croisés, posés bien à plat, comme un moine bouddhiste en son temple de bois – après tout, le Haüschen n’est-il pas pour lui un temple ? – la colonne vertébrale absolument droite, racine par où passe la sève, par où monte de la terre la substance qui devient esprit : y a-t-il vraiment une différence entre méditation et prière ? Le réveille-matin, souvenir de la première communion, au coin du bureau, marque quatre heures un quart. Par l’ouverture vitrée découpée dans le mur à mi-hauteur, des traînées de lumière commencent à s’effilocher, indécises, au-dessus du massif de sapins noirs. Le ciel bascule, verdit, se teinte de lueurs transparentes à travers lesquelles on distingue déjà avec peine une dernière étoile, Vénus, brillante et proche comme une amie, un dernier signal : le monde de la nuit est encore là avec tout ce qu’il porte d’étrange, d’irrationnel, d’attraction obscure, démoniaque, d’univers chaotiques engloutis, glaciers, blocs erratiques, monstres marins – tout cela enfoui dans les galeries caverneuses des mines, charbon ou sel, mais tout cela présent quelque part dans notre esprit ou dans la mémoire dont se nourrit l’esprit.

Et à présent Edda H. dans un de ses « états ». On notera le travail particulier pour créer la profondeur et la densité des personnages…

J’aime me préparer à chanter. J’aime parfois mieux me préparer que chanter – sauf les soirées exceptionnelles où tout va surnaturellement bien, soi et les autres. Trois ou quatre fois dans une saison, pas plus. Et parfois, il faut attendre la saison suivante. Se préparer, c’est comme prier, me semble-t-il, mais à l’inverse d’Alba, je n’entre jamais dans les églises (…).

Se préparer, c’est une manière de se rassembler, d’entrer en concentration, faire que le temps ne se disperse plus en fragments, qu’il devienne une coulée harmonieuse autour d’une seule idée : mobiliser la totalité de ses ressources – son énergie, ses sentiments, ses émotions, ses souvenirs, ses sensations –, ses muscles et ses nerfs, et ce qui leur commande ici, en un point indéfinissable peut-être imaginaire, situé entre le diaphragme et le pharynx. Parfois plus bas dans le dos, là où s’assied la colonne vertébrale. Et quand j’arrive au point suprême de concentration, c’est-à-dire quand Julius ne m’a pas téléphoné une demi-heure avant d’entrer en scène pour un mirifique engagement an Nimmerleinstag, quand l’habilleuse ne surgit pas au dernier moment avec des lettres ou des fleurs, quand moi-même je ne me mets pas à paniquer à cause de mon costume ou d’une damnée perruque ou d’un de mes partenaires, particulièrement désastreux au dernier filage, alors non seulement mon ut dièse léger s’échappe de moi sans difficultés ni efforts – un son filé qui se confond avec mon souffle même – mais comme les fakirs, je pourrais m’élever au-dessus de la scène ou me déshabiller devant tout l’orchestre sans qu’aucun musicien s’arrête de jouer, sans même qu’il s’aperçoive que je suis nue, tellement ils seraient pris à leur tour par ma propre concentration.

C’est sans doute le plus grand plaisir, le plus extrême, le plus parfait qu’il soit possible de connaître sur cette terre. Un plaisir solitaire, contrairement à l’amour qui est abandon, détente, oubli. Ici c’est un plaisir presque viril, conquérant : ne plus être troublée par rien, être suspendue à son propre souffle. Ce que cherchaient jadis, peut-être, les ermites au désert, mais leur imagination délirait bientôt à force de solitude, comme moi, lorsque je suis privée de scène. Parce que ma prière à moi, théâtreuse, n’a de sens que si elle est don aux autres, à ces inconnus, au public. Sinon, c’est comme chanter devant une salle vide. Une femme se prépare pour ses noces et aucun fiancé ne vient…

grâce au ciel, je n’ai jamais connu ces désastres

Je dompte la peur en accumulant lentement la force en moi et je la dilapide en quelques scènes, en quelques airs. La concentration est faite pour être consumée à sa propre flamme. Je décharge cette électricité qui me transportait au-delà de moi-même… C’est pour cela qu’ensuite je suis vannée, prête à rire, à boire, à danser, à jouer, à séduire, à faire l’amour… Si fragile au fond ! Tout plutôt que de connaître cet état d’anéantissement seule dans une chambre d’hôtel. N’importe quel garçon d’étage pourrait entrer dans mon lit ou dans celui de toute autre chanteuse pareillement exténuée, s’il toquait à la porte au bon moment, celui où les larmes montent, où ni musique ni public n’apportent plus leur réconfort mais où une simple peau humaine, une chaleur humaine, une bouche humaine, un simple sexe humain – n’importe lequel pourvu qu’il soit silencieux et doux – sont attendus, espérés, exigés par cette pauvre femme épuisée devant ce grand vide angoissant, cette horrible dépression à traverser avant d’espérer s’endormir…

Suit en 1989, avec Edda H. comme passerelle, un nouveau cycle romanesque, plus parisien et montmartrois, celui de L’Atelier de Peter Loewen. Peintre et graveur, Peter Loewen est un jeune homme apparu furtivement dans Les Papiers, plus présent dans Edda H et qui devient le héros de ce livre, dédié à Gilles Marrey le fils peintre, et qui rend aussi hommage à Daragnès. Je me remémore encore une fois cette extraordinaire promenade au début des années 90 avec Baptiste à Montmartre, dans les pas de Peter Loewen : la rue des Martyrs et l’évocation de Géricault, les Abbesses, les rues Ravignan, Berthe, d’Orchampt, la rue et le cimetière St Vincent où repose Daragnès, le château des Brouillards, l’avenue Junot (avec la maison et l’atelier de Daragnès, mais aussi celle de Tristan Tzara construite en 1926 par l’architecte autrichien Adolf Loos) en passant par le Square Suzanne Buisson, la rue Lepic, l’hôtel où se déroule Edda H., le pont Caulaincourt et le cimetière Montmartre, le Boulevard de Clichy et la chapelle Sainte Rita que l’on retrouve à la fin du roman… J’ai pris alors conscience, avec un tel guide, de la manière intense dont la fiction, se nourrissant du réel, le vivifie et est capable d’y rendre présents avec une forme d’incandescence les êtres disparus.

Notre romancier est particulièrement habile non seulement à créer l’illusion du réel, mais à faire entrer le réel dans sa création. Il confère à la fiction une autorité particulière en recourant à des références, notes, annexes, bibliographies, imbriquant l’imaginaire et la réalité, des faits ou des personnages historiques ou actuels se mêlent aux situations et aux personnages inventés. Un jeu fictionnel toujours jubilatoire s’opère entre l’auteur et ses personnages. Le texte qui vient, Musique et gravure, est signé Peter Loewen et est donné en annexe du roman.

S’il existe un monde invisible qui soutient notre monde visible et lui donne son relief, il existe aussi, sous-tendant l’incroyable diversité de notre univers, la multiplicité de ses phénomènes, des lois arithmétiques, rythmes et proportions, non perceptibles à nos sens, que l’analyse ou la réflexion nous font retrouver aussi bien dans les molécules que dans le corps de l’homme ou certains chefs-d’œuvre de l’architecture. Les vagues de l’océan sont les accidents de la narration, toujours changeants, ce qui n’empêche pas les flux de la mer d’obéir à la minute près aux horaires des marées.

De même que la musique est nombre, l’architecture est nombre, la danse également ; c’est-à-dire rythme ; c’est-à-dire rapport arithmétique. On m’a rapporté que le dôme de Saint-Pierre à Rome – mais peut-être était-ce celui des Invalides à Paris –, résultat de savants calculs des constructeurs, était à la fois le plus satisfaisant pour l’œil et le plus juste quant à la résistance des matériaux : le rapport mathématique s’était transformé en beauté – ce que savent tous les peintres qui appliquent le nombre d’or. Ici, pour des raisons d’hommage à la chanteuse qui sert de prétexte à cet exercice, c’est le chiffre 7 qui a servi de module à tout mon travail.

La musique connaît le lent et l’alerte –andante, vivace – et tous les intervalles entre le très lent et le très vite. La gravure connaît le plein et le vide, et toute la gamme des gris qui vont du noir absolu de l’encre étalée au blanc pur du papier. La même cellule, ou le même motif, se développe, apparaît, disparaît, réapparaît, selon des espaces toujours calculés, accompagne un chant principal, le met en valeur, parfois le supplante, ou se retourne quand un graveur inverse son sujet, ou le creuse en négatif.

Il était sans doute téméraire de vouloir traduire le chant, cette vocalise qui traverse le temps, par un art aussi immobile que celui que je pratique. En parallèle avec les poèmes de mon ami Alex-André, que l’on veuille voir mes gravures et mes dessins comme un accompagnement destiné à mettre en valeur ses lieder.

J’espère que ma petite musique en noir et blanc – les couleurs du piano – ne sera pas indigne de la grande interprète qui sert de thème à cette exposition.

L’Atelier de Peter Loewen est un roman d’errance nocturne souvent, marqué par le souvenir de Nerval, une montée de la folie des sens dans la tension de l’acte créateur, dans le désir du modèle et la quête d’inspiration. Toute une galerie de personnages y apparaît. Nombre d’entre eux se retrouve ensuite dans Les sept îles de la mélancolie, paru en 1991, dernière collaboration avec Actes Sud. Ce sont sept nouvelles formant un tout cohérent et conduisant des personnages, dont certains sont déjà connus du lecteur fidèle, à Paris, en Bretagne, aux Lofoten en Norvège où avait disparu Walter Jonas, en Grèce et en Crète. Ces récits aux intrigues haletantes se rattachent au cycle de Peter Loewen. On retrouve encore certains de ces personnages plus tard en 1997 dans Le Roman crétois (paru aux éditions Phébus), un livre lui aussi fort tumultueux par les passions troubles qui agitent, bouleversent les personnages, les révèlent à eux-mêmes, tragiquement. Le roman d’un film qui ne serait jamais tourné où les personnages réels de Baptiste et de Mastroianni côtoient dans l’imaginaire les créatures de la fiction. Un livre de violence et de sensualité, qui laisse les humains dévastés face à eux-mêmes, face à l’Invisible derrière un monde d’images. L’auteur y interroge déjà les icônes. Le Roman crétois est un ultime et tardif prolongement du cycle de Peter Loewen, du moins par le retour de personnages, mais la perspective est déjà autre. Ce roman, du reste, est né d’un projet réel de film à partir de l’œuvre de Baptiste-Marrey, projet de film qui tourna court, si l’on veut bien excuser, parlant de cinéma, ce jeu de mot (presque) involontaire. Les cycles romanesques ne sont pas étanches, on l’a vu, ils s’enchevêtrent. Les autres romans continueront à entretenir certaines passerelles avec les cycles antérieurs. Certains des personnages rencontrés dans les livres que nous venons d’évoquer refont encore quelques discrètes apparitions par la suite. L’œuvre fait, mène sa vie, en somme.

Quelques romans

En 1992, changement d’éditeur et rencontre de François Bourin, pour faire paraître deux romans constituant un nouveau cycle, avec un nouvel espace géographique, celui de Stammholz qui fait revenir l’auteur en Autriche, au sud de ce pays, dans la région de Klagenfurt, près de la chaîne montagneuse des Karawanken et de la frontière slovène. Il est inspiré au départ par le livre Le Tunnel d’André Lacaze[1], déporté à Mauthausen, qui vécut l’enfer à creuser un tunnel, les nazis voulant dans cette région faire passer à travers la montagne du matériel et des troupes vers la Yougoslavie. Baptiste-Marrey y met en scène la vie d’un village dominé par son château, le Schloß occupé par des dignitaires nazis. Il y est question en même temps du pillage en Europe des œuvres d’art par le régime hitlérien (ce sujet est maintenant assez connu mais peu de livres avaient abordé ce thème en 1992).

Le premier volet, Le Maître de Stammholz fut sélectionné pour le prix Goncourt. C’est l’histoire du peintre Martin Albrecht, qui pose la question de la possibilité de la création et de la survie de l’artiste dans un contexte d’oppression et de barbarie : on se livre aux plaisirs de la beauté dans les étages tandis qu’on torture et massacre dans les caves… Suit en 1994 (chez Julliard, mais c’est toujours François Bourin l’éditeur) Le Peuple sans Loi (les témoins) qui reprend l’histoire de Stammholz en variant les points de vue. Encore un pari éditorial audacieux. La même histoire, reprise à travers d’autres histoires. Mais pas le même livre. Ces deux romans importants soulèvent, suscitent une brûlante réflexion morale.

On peut voir dans le choix de cette période la transposition dans un autre coin d’Europe de l’expérience que le jeune Marrey, à Paris, a faite de la guerre et de l’horreur, de la perception qu’il en a eue. Eléments d’autobiographie de l’écrivain, autoportrait du personnage-peintre, mais face à l’Histoire (petite et grande), ces deux romans se veulent une exploration nécessaire du mal, des hontes et des mensonges, par la fiction, pour donner à la littérature et à l’art leur valeur et leur fonction sociale de repère et de boussole. On retrouve encore les problématiques camusiennes avec Martin Albrecht : le comportement de l’individu dans ces situations où il faut faire des choix (pensons au Camus des Justes ou de certains chapitres de L’Homme révolté), le problème de la trahison et de la lâcheté (pensons aussi à la figure de Judas dans laquelle se représente Martin, le maître de Stammholz). Camus, de plus, s’adonnait au football, comme le jeune Marrey, même si ce rapprochement est purement anecdotique. Camus dans les buts et Marrey au milieu du terrain, mais à ma connaissance ils n’ont pas joué ensemble ! Camus l’inspire donc ici encore, et la philosophe Simone Weil aussi, dont il parle souvent et sur qui il a beaucoup écrit. Au lieu de la fréquente redondance du nom de l’auteur, le bandeau rouge qui entourait la première édition du Peuple sans Loi annonçait la couleur avec cette phrase : « Seul l’homme peut asservir l’homme ». Une citation de Simone Weil justement.

Preuve encore que Baptiste est un passeur de culture, suite à la lecture du Maître de Stammholz et du Peuple sans Loi, j’ai lu le livre de Lacaze, ai découvert sous un angle nouveau Albrecht Dürer, les peintres flamands, Brueghel, suis allé voir au Louvre La Cène de Joos van Clève, qui inspire la fresque que peint Martin Albrecht, ai découvert aussi l’œuvre saisissante du peintre yougoslave contemporain Zoran Music. Preuve en effet que la lecture de tels livres nous invite à en lire d’autres, nous ouvre de nouvelles portes.

Dans Le Peuple sans Loi, et dans ce cycle, l’espace imaginaire recréé n’est pas sans faire penser au comté sudiste de Yoknapatawpha de Faulkner. Ce qui suit laisse transparaître, transposé, le souvenir de la lecture de Faulkner faite par le jeune Marrey vers la même époque que celle à laquelle est situé le livre.

Le Grand Caribou blanc, d’un inconnu nommé William MacCaslin, était un récit prodigieux que Werner avait d’abord jugé d’une extrême complication, un monde fermé, avec ses répétitions et ses obscurités (aussi fermé que la musique d’un certain Berg qu’affectionnait Jonas). Mais peu à peu Werner s’était habitué à suivre le labyrinthe de ces phrases, où s’enchaînaient événements et personnages, coupées d’incessantes parenthèses qui égaraient le lecteur comme les héros du récit s’égaraient dans les marigots de cet État du sud des États-Unis, région pleine de dangers, de serpents, de dindons sauvages, de mocassins ( !), d’insectes, d’arbres eux-mêmes redoutables, aux racines enchevêtrées comme l’étaient les canaux aux eaux dormantes – MacCaslin les appelait des bayous – au milieu desquels le Major et ses amis, sans carte ni boussole, arrivaient à se repérer au cours de la longue traque du grand caribou blanc, aussi dangereux qu’insaisissable – qui durait depuis des années et des années.

Werner vivait autant sur les bords du Mississippi que sur ceux trop connus de la Ziller.

Werner vivait ici et là.

Dans les journaux, il n’y avait que des mensonges, disait son père. A la radio – l’officielle, la seule autorisée – aussi. Les films, à l’Odeon ou ailleurs, étaient tous allemands, donc nazis (…), et rabâchaient sous une forme ou sous une autre (…) les mêmes slogans.

Restait le paradis de la lecture, de ses espaces imaginaires qu’aucune censure ne pouvait contrôler. Là était la vérité. Werner, indifférent à ce qui se déroulait autour de lui, bâclait ses traductions latines, expédiait au galop les quelques courses indispensables, et allait au plus vite s’enfermer dans sa chambre. Il avait déjà lu une fois Le Grand Caribou blanc. Il allait le lire une deuxième fois. Peut-être une troisième. Werner était sûr qu’il allait découvrir, grâce à ces explorations successives de nouvelles richesses qui, enregistrées dans les entrepôts sans limites de sa mémoire, deviendraient ses propres richesses, son propre regard, sa propre manière de vivre et de respirer, de regarder Juifs et Noirs, et même les chevreuils qu’il surprenait parfois en train de s’enfuir du côté de Steinbruch (…). Le miracle – comment expliquer ? – était que là-bas lui faisait comprendre ici (…) et Werner passait des uns aux autres, instantanément, sautant par-dessus les mers et les siècles, s’émerveillant qu’un vieux nègre avec son ridicule chapeau de paille, « symbole de sa liberté », disait l’auteur, lui fasse mieux aimer Josef Nowak qui, ce matin, empestait vraiment la prune – là-bas, les chasseurs buvaient du whisky (inconnu à Stammholz à ce jour).

Sous le front de Werner, dans ce volume ridiculement étroit, se déployaient des espaces infinis, beaucoup plus vastes que le misérable fond de vallée alpin où le hasard, la Providence, la guerre peut-être, l’avaient condamné à attendre si longtemps de devenir un homme qui pourrait prendre Agnès, ou une autre femme aussi belle, dans ses bras, pour lui faire ce que fait un homme à une femme…

A l’époque de Stammholz et du Peuple sans Loi, j’ai travaillé avec Baptiste, et il m’a permis d’entrer un peu dans sa création, d’en approcher les processus et les méthodes concrètes. Il m’a ainsi montré des albums et des boîtes contenant des tableaux, des reproductions, des photos de personnes, de personnages, de paysages, toute l’iconographie dont s’entoure le romancier et qui accompagne l’écriture de ses livres. Chez lui, les livres sont donc portés par des images (et aussi par des musiques). Il y a une fascinante architecture de pilotis, invisible dans l’œuvre achevée. Il y a ces images qu’il peut montrer, mais aussi les images intérieures, les impressions qu’il a absorbées comme une éponge (la comparaison est de lui) que l’on presse, qu’on exprime et qui imprègnent le roman. La réflexion baptistéenne sur le rôle des images va d’ailleurs se développer, s’intensifier dès cette époque.

Outre Le Roman crétois (1997) dont nous avons parlé, trois romans seront encore publiés (d’autres, achevés, demeurent inédits pour le moment). En 1999 chez Desclée De Brouwer, L’Evangile selon Tommaso, situé en Toscane cette fois, dans lequel Baptiste-Marrey poursuit sa réflexion morale et politique en mettant en scène les thèmes du mal, de l’argent, de la corruption, et de la pureté. En 2000, La Terre promise de Don Rubber transpose dans une Amérique de parodie les affaires politico-mafieuses varoises récentes, comme l’affaire Yann Piat.  Ce faux polar noir mais ludique se déroule dans le comté très West Coast de Las Seynas, les lieux possèdent leur carte détaillée à la manière, à nouveau, de celle de Faulkner pour son Yoknapatawpha. La fiction d’un roman écrit par un autre et se présentant comme une traduction d’un pseudo auteur étatsunien pour y transposer un réel plus proche donne ici toute sa mesure avec le burlesque en prime, non sans rappeler le procédé couramment utilisé en France dans les collections de polars de l’après-guerre (on se souvient de Vernon Sullivan / Boris Vian entre autres). Mais ici les ficelles ne sont pas masquées, la transparence est un ressort comique. La charge y est même assez féroce. Ce livre est son premier à paraître chez Fayard. Outre Albert Camus, un portrait paru en 2013 et dont nous avons parlé plus haut, deux autres titres suivent dans cette même maison en 2002. Eloge du roman, l’essai épistolaire évoqué également ci-dessus, et Le Montreur de marionnettes. Nous y revenons dans un instant. Après un petit détour entre peinture et poésie.

[1] Paru chez Julliard en 1978.

Peinture et écriture

Parmi les peintres sur lesquels Baptiste-Marrey a écrit, il y a ceux de ses romans, Peter Loewen et Martin Albrecht, il y a Géricault, Bonnard, Daragnès bien sûr, et Gilles Marrey, mais aussi Roger Bissière (1888-1964) dont il a publié et présenté les écrits sur la peinture en 1994 pour Le Temps qu’il fait sous le titre de T’en fais pas la Marie… (titre emprunté à un des textes du peintre figurant dans le recueil), et également le fils de Bissière, Marc-Antoine dit Louttre B. (1926-2012), ami de longue date et à qui il consacre la même année une monographie parue au Castor Astral, riche d’une superbe iconographie, portrait en douze esquisses avec les réponses de Louttre. Romancier, Baptiste est aussi poète, même s’il présente souvent sa poésie comme poésie de romancier (SMS était un roman-poème). Dans les larges extraits de L’Aube dans le jardin qui suivent, paru en 1988 dans la revue de Jacques Darras, In’Hui et repris dans Ombres par-dessus mon épaule, en 2009, il évoque le vieux Bissière (1886-1964) peintre dans la mouvance du cubisme qui cessa de peindre pendant l’Occupaton emprunte une nouvelle voie picturale et créative après l’opération d’un glaucome qui lui avait fait perdre la vue. Ce poème est dédié à Louttre B.

(…)
Posé simplement sur le lit, draps rejetés,
le corps du vieil homme
Patriarche d’une dynastie de peintres à
la flamande, attentif
Éveillé, les yeux fermés pour mieux sentir,
humer avec
La peau, pores ouverts, telle une caresse
l’espace de la nuit
Comme s’il était non point étendu entre
ces quatre murs
Mais sur un radeau dérivant
par-dessus les causses
et les chênes verts,
Faute d’une vérité plus stable pour
traverser la vie.
(…)
Restent ces deux grands cierges qui veillent
sur l’épouse,
Partie un après-midi pour l’hôpital, sans
Retour, qu’il fallut
Arracher à ses mauvaises herbes, sarclées
une dernière fois avec tendresse.
Il va mourir lui aussi.
Il le sait, il sera enterré auprès d’elle
dans ce jardin
Qui fut son univers, sa jeunesse et
sa vieillesse, ses saisons,
Où suivant un long cheminement coupé de
haltes, pas à pas
Jour après jour, sans tahitis, il fit
le tour de l’infini,
Guettant les signes de lui seul connus
dont les citadins
Se moquent, mais matois il sait jouer au
paysan et note
La fauvette qui se pose sur la pierre comme
un ange sur l’épaule
Et indique dans le réel la goutte de lumière
que le pinceau fixera.
Il ne sait si d’avoir eu de si longues
années cette taie
Sur les yeux, d’avoir traversé en tâtonnant
un monde trouble,
Décalé, comme un sourd qui entendrait
des sons désaccordés
Lui a permis d’atteindre, tard, la vue
Recouvrée, sa part personnelle
De paradis – non parce qu’il savait, il ne sait
rien que se méfier
De ce qu’il sait – mais parce qu’il avait la foi
qui ne s’enseigne pas
Et que son âme comme son œil, simplement
en restant ici,
Perméable à l’ineffable aux traces à peine
perceptibles
De l’invisible, avait su passer de la lumière
à l’obscurité
Et, la traversant, accéder à ce jardin de
taches colorées, le sien,
Lézard émeraude et jaune qui gobe l’insecte
entre les bruyères roses.
Bientôt il se lèvera, roulera sa première
cigarette, tabac du Lot,
Descendra à l’atelier, chapelle aux vitraux
inversés entre jardin et bois
Posera sa vieille casquette de bourlingueur
immobile sur son chef
Déplumé et s’efforcera de capter à petites
touches les miracles verts
De la nuit / avant de rejoindre derrière
les deux cierges noirs
Qui veillent, qui l’attendent,
celle qui manque
Si cruellement en ce jardin.
Alors il couvrira uniformément de gris
le vert de ce matin.

Après Bissière, nous allons rappeler encore une fois une autre grande figure du panthéon baptistéen, une de ces grandes ombres tutélaires et familières, à travers Le Montreur de marionnettes. Un deuxième détour, par la Bourgogne, va nous ramener à ce très beau roman. Patience… La famille Marrey vient d’acquérir à cette époque une demeure dans un village du nord de l’Yonne et y passe une partie de l’année. Alix et Baptiste s’investissent dans la vie culturelle locale, notamment du côté de Sens, de Joigny et de Villeneuve-sur-Yonne ou d’Auxerre, non sans quelques polémiques et houleuses péripéties[1]. Un rapprochement avec les musées et médiathèques notamment s’opère, avec en particulier de superbes expositions consacrées à Daragnès déjà évoquées. C’est au cours de ces années 2000-2010 que les frères Bernard et Jean-Claude Marrey firent donation après le décès de leur mère en 2001 de la collection d’art remarquable de leurs parents : toiles des 16ème et 17ème siècles flamands au début du 20ème siècle, de Brueghel, Watteau de Lille à Corot, Sisley, Monet ou Albert Marquet, ainsi qu’une importante collection d’œuvres de Raymond Subes et Jean Mayodon respectivement ferronnier d’art et céramiste réputés du 20ème siècle, représentatifs de l’art déco français des années vingt-trente. Baptiste-Marrey revient en 2015[2] sur les raisons de cette donation aux Musées de Sens. Il en donne trois : cette collection fut acquise par l’argent gagné dans l’activité bancaire, il a paru juste qu’elle revînt à la collectivité ; la donation permettait de conserver l’intégrité de cette collection privée patiemment réunie ; militant pour l’action et la décentralisation culturelle, il était évident pour Baptiste que ces œuvres devaient rejoindre un musée public non parisien. Ce furent des démarches de plusieurs années. Avec la patience et l’engagement de Lydwine Saulnier-Pernuit, alors conservatrice des Musées de Sens, ces œuvres sont enfin accessibles au plus grand nombre.

Revenons enfin au roman. Nous sommes toujours en Bourgogne, en Icaunie plus précisément, curieusement du côté de Jovigné et de la Vieille-Ferté, enfin dans une région imaginée qui de près ou de loin pourrait faire penser à l’Yonne. Là, le narrateur, Jacques Adam, montreur de marionnettes, vient de s’installer, avec Antonia sa compagne, au bout d’une longue expérience d’homme de théâtre. Deux vies consacrées au théâtre. Le romancier, qui se joue avec bonheur des masques, aborde à présent directement et pleinement cet aspect de sa vie et de sa carrière, non sans allusions à ses précédents romans. Délices de la transposition du réel, on y trouve un certain Flageolet, homme politique local influent qui joue avec les subventions pour la culture (est-ce que ça existe ?) ainsi que quelques autres politiciens. La veine satirique trouve encore à s’exercer pour le régal du lecteur, qui peut s’amuser à décoder, mais bien entendu, inutile de rechercher les ressemblances… La satire n’est pas tout. Jacques Adam, l’âge venu mais toujours actif, toujours menant des combats culturels, grouille de projets tout en revoyant son passé, se déplace beaucoup, notamment en Alsace et revisite une époque de sa vie qui pourrait faire fortement songer à la jeunesse strasbourgeoise des Marrey si l’on n’était dans un pur livre de fiction. Le maître respecté, Michel DePaul, occupe dans les souvenirs de Jacques Adam une place de choix. Il rappelle bien évidemment Michel Saint-Denis, auquel l’écrivain continue de rendre hommage inlassablement, avec, on s’en souvient, l’édition qui interviendra début 2008 de Deux jours avec Churchill., un témoignage souvent truculent qui, avec un sens aigu de la dramaturgie, donne à découvrir un visage inhabituel, des aspects méconnus, voire occultés de la Résistance. Grâce aux efforts incessants et multiformes de Baptiste-Marrey, Saint-Denis sort peu à peu de l’oubli, de la méconnaissance. Ce roman rend donc aussi hommage à ce grand homme de théâtre.

Voici maintenant un extrait où le montreur de marionnettes, Jacques Adam, se déplace à Colmar et médite devant le Retable de Grünewald, en scrute les détails. La contemplation de cette peinture l’aide par ses résonances intimes à affronter, par-dessus les siècles, le réel, sa vie et les difficultés de son travail de création. Cette œuvre ancienne compte pour le héros comme pour son auteur, personnellement, elle lui parle et instaure avec lui un dialogue profond des plus intime.

Quand je doute, quand je suis à court d’inspiration – ce qui m’arrive plus souvent qu’à mon tour – quand j’ai une décision importante à prendre (…), quand les charmes du Pays d’Icaunie me touchent moins, je reviens à Colmar voir le Retable de Grünewald, avec encore dans l’oreille les commentaires de Witold Nowak qui m’y emmena la première fois. (…)

Aujourd’hui j’y retourne seul. Les miracles, les visions ou les révélations ne se produisent que dans la solitude. (…)

(Je reviens) contempler, admirer, dialoguer avec ce que je crois être la plus accomplie, la plus poétique représentation de la condition humaine. (…). L’homme tout entier y est représenté avec ses rêves, sa tragédie, aussi bien son enfer, ses désirs les plus violents, les plus hideux que ses rêves édéniques, ses femmes et ses anges, aussi bien ses jeunes mères, puis sa mort pulvérulente et son cadavre déjà verdâtre, en proie aux vers, que sa Résurrection. Oui, le Retable fait croire, au-delà d’une survie des corps, au dialogue avec l’Invisible, qui se manifeste ici par la lumière et par la foudre terrassant cul par-dessus tête la soldatesque romaine, et à une Jérusalem céleste, dont témoignent les nobles visages de saint Antoine, patron d’Antonia, et de saint Sébastien (ce dernier, surtout, aussi beau et viril qu’un penseur de la Renaissance). Bel exemple de la survie de l’âme et, d’une certaine manière, de son immortalité, puisque son auteur, qu’il ait été ou non foudroyé par le mal des ardents, a eu son corps, comme celui du Christ en son tombeau, soubassement tragique du Retable, attaqué par les mouches de la putréfaction il y a près de cinq cents ans. Il est retourné à la riche terre rhénane on ne sait trop de quel côté de la frontière.

Tableau de foi par temps de peste, c’est ainsi que je l’ai vu quand, pour la première fois, j’ai pénétré dans le cloître du musée. Ainsi je le vois toujours et c’est pourquoi j’aime cet inépuisable Retable : je sais que la Peste, comme l’Âme, est immortelle et que toutes deux se livrent un combat recommencé à chaque génération. Ce combat fut aussi le mien, moi, modeste ignare, amoureux d’une femme aussi belle que les deux Marie à la blonde beauté slave de Grünewald. Des images, certes lisibles, mais qui bougent, car, dans cette œuvre complexe, les panneaux mobiles, s’ajoutant ou se retranchant, modifient notre vision du tableau et de la vie. Mauvais esprit, je vis aussi le pot de chambre en grès d’Alsace sur le volet de la Nativité, avant de remarquer l’étonnante rose rouge – qui est là on ne sait pourquoi, surgie de l’aridité de la pierre. Au-dessus d’elle, aveuglant un archer en armure, un petit ange aussi bleu qu’une libellule s’élève transparent vers le ciel. (…) (Ce) modeste, presque invisible, Ange bleu est devenu (le logo) de notre compagnie ambulante !

[1] Polémiques dont témoignent Le Seigneur des haricots en 2004 et en 2009 La Dame d’Auxerre ou Les Muses déménagent, deux pièces bouffonnes dénonçant dans la veine pamphlétaire, sous le mode du guignol bourguignon, certains travers, turpitudes et épisodes de la vie politico-culturelle locale. Parues « sous le manteaud’Arlequin », elles ont naturellement pour auteur un « marionnettiste intermittent » Jacques Adam, personnage de Le Montreur de marionnettes

[2] Dans un catalogue fort documenté consacré à la donation Marrey, et en particulier au fonds Subes et Mayodon des Musées de Sens.

Pionnier de la décentralisation théâtrale

 

Baptiste-Marrey, pionnier de la décentralisation théâtrale, a écrit sur le théâtre, dans Le Montreur de marionnettes puisque le théâtre est au centre de ce roman, mais aussi dans un magnifique petit livre paru en 1989 chez Actes sud, et qui mérite largement d’être redécouvert, Le Chariot d’Esther ou « La rencontre du jeune Kafka avec l’acteur Löwy », notes pour un spectacle imaginaire. Il est aussi auteur de théâtre. Il en écrivit dans les années 1956-59, on l’a vu, pour les tournées des Cadets qui prirent ensuite le nom de Tréteaux, qui sillonnaient en bus (comme la troupe itinérante du Chariot d’Esther) les routes glacées de l’est de la France. En 2004, est publié et joué, après quelques avatars, B.B. Les aventures du brave écrivain Brecht entre l’est et l’ouest (aux éditions Comp’act). Il y a aussi Ester en Flandres, une pièce inédite dont des extraits sont parus dans un numéro de L’Iresuthe, au Mans (2007), pièce en attente d’être publiée et montée. Mais que peut ce théâtre à l’ère technologique moderne alors que le théâtre yiddish a disparu dans la tragédie du vingtième siècle emportant le chariot d’Esther ? Que peut-il faire entendre du monde compte tenu de l’état aujourd’hui du rapport au culturel ? Ester en Flandres existera-t-elle un jour ? Le chariot d’Esther reprendra-t-il la route ? avec quels comédiens ? Pour quels spectateurs ? demandait en 1989 Baptiste-Marrey.

La satire comique et la verve pamphlétaire comme la méditation profonde sont parfois mêlées, tant dans son théâtre que dans ses romans et dans ses essais. La poésie aussi y est omniprésente. Il est à souligner qu’avant de publier des romans, en prose, Baptiste publie les poèmes de Venise L’île des morts (Le Temps qu’il fait, 1984), livre mis en images par Alix Romero. Cette poésie, singulière, lucide, attentive au réel, s’efforce de franchir les apparences et de saisir une vérité du monde et des hommes. Le poète use fréquemment de la barre oblique comme marque de respiration au cœur du vers, comme dans ce passage de Venise, extrait d’Ulysse(s) – et où la satire est aussi dans le poème :

D’où viennent-ils / Que sont-ils / Où vont-ils / clip / clap / ils
snappent
Ils emmagasinent des instants à peine nés au petit cadrage
la chance
Pour plus tard / pour retrouver le temps qui n’est plus /
La boîte noire / objective / enregistre ce qu’on lui montre /
non
Ce qu’eux imaginent qu’elle voit / qui est d’abord dans leur
tête
Plus que dans la nunuche malgracieuse placée trop loin /
avec une moitié
De museau de lion qui sort derrière son corsage et un
pauvre sourire fripé de soleil
Cette plate image restera-t-elle / de leur transitoire et gluant
amour /
Ce témoignage tangible / montrable / pérennisé sur le buffet
ou
Au-dessus du lit / quand rien ne subsistera plus de leurs
élans passés
Que jalousie / rancœurs /rupture
D’autres armés d’un
simple 110 ou bardés de zooms
Clignent du mauvais œil / éblouis / à plat ventre penchés
au-dessus
Du vide ou poussent une tête qui les gêne dans le
motoscafo bourré jusqu’à la gueule
L’été fini / ils tenteront de comparer ce qu’ils avaient cru
voir et ce que la camera oscura
Maléfique / a fixé à leur insu / que feront-ils de ces milliers
et milliers d’images
De toutes ces églises mal cadrées dont les perspectives se
sauvent affolées
Et où le plus intéressant / à les entendre / est toujours à côté
ou derrière le cliché
Mais jamais là où l’œil et la patience auraient dû le capter
Qu’attendent-ils /un souvenir / la prolongation pendant
une paire d’années
De ce qu’ils ont vécu et qui déjà à demi-oublié / mêlé à
d’autres étés / s’efface

En 1986, au Temps qu’il fait, toujours, paraît Carnet grec, un essai sous forme de notes de voyage, suivi de Quatre chants delphiques (des poèmes), puis plus tard, en 1995, Carnets des îles dans lequel aux notes se mêlent des poèmes ainsi que des photos (il faut toujours être attentif à la manière et à la matière dont Baptiste compose ses livres). Chypre, l’île déchirée, est cette fois au cœur de sa réflexion et de sa poésie. Certains de ces poèmes ont été traduits en grec. En voici un – en français.

LA DORMEUSE DE CHYPRE

Je l’aime
Elle a séjourné des siècles dans la mer
Les vagues ont marqué son visage
Modestement / elle se cache
Dans l’aquarium sale d’une vitrine
La tête penchée / L’œil à demi-fermé
Laisse filtrer un éclat de lumière marine
Le sourire figé des noyées
Et une touffe de corail dans sa chevelure de marbre
Les tour-operators passent sans la voir
Elle sait que je suis venu ici pour elle

Théâtre, poésie…

 

La lutte contre l’oubli et l’indifférence anime, habite son travail poétique. En témoigne son opiniâtreté (avec une poignée d’autres comme Jacques Darras) à faire publier et connaître Jean-Paul de Dadelsen (1913-1957). Dès 1962, Jean-Claude Marrey faisait paraître une étude sur Dadelsen dans Les Saisons d’Alsace. Baptiste défend à nouveau cette œuvre en 1982, avant même de publier son œuvre personnelle, en éditant au Temps qu’il fait Goethe en Alsace et autres textes, avec postface et notes. Nouvelle édition augmentée en 1995, chez le même éditeur. Puis il parvient à obtenir en 2005 une nouvelle édition de Dadelsen en poésie/Gallimard intégrant à l’édition ancienne de Jonas, précédemment publiée dans cette collection, son travail du Temps qu’il fait. Illustration de la ténacité de Baptiste et de sa fidélité à ses ombres tutélaires.

On trouve une justification personnelle, autobiographique, intellectuelle, politique et morale de cette persévérance dans l’Avertissement à Ode aux poètes pris dans les glaces (Actes sud, 1984). Cette œuvre forte et fondatrice tient à la fois du poème et de l’essai, évoquant en vers Anna Akhmatova, Marina Tsvetaeva, Paul Celan, Pouchkine, Ossip et Nadejda Mandelstam, et quelques autres comme Pasternak ; en vers, mais aussi à travers des notes et notices en prose. Lisons cet Avertissement (en rappelant qu’en 1984 l’URSS existe encore).

Ce ne sont pas les rames de papier, mais les messages qui sauvent les gens, disait Ossip Mandelstam. J’appartiens à une génération dont l’adolescence fut marquée par l’occupation ; et l’âge mûr – mais tout était déjà inscrit en 1945 – par les grands mensonges des idéologies. Je sus personnellement très tôt, au cours de ces mois bouleversants où l’on découvrait à la fois la liberté, toute neuve, et la réalité des camps de concentration nazis – il restait à découvrir plus tard celle du goulag –, qu’ici et maintenant il n’y avait qu’un combat à mener, celui contre le nihilisme, et que ma génération, qui avait eu les yeux ouverts de force, y était particulièrement préparée.

Si je choisis ainsi d’instinct mon camp, c’est qu’un poète, même s’ignorant lui-même, ne peut vivre longtemps dans la négation du monde ; et qu’il faut quelque vérité, à défaut d’une Vérité, pour nourrir une vie ; et en ce siècle desséché, un peu de miel et d’amour. Je sais maintenant que je me situais ainsi, naturellement, par instinct autant que par raison, dopo l’avanguardia, comme on dit aujourd’hui à Venise.

La rencontre avec Dadelsen puis avec Akhmatova, après celles avec Camus et Parain, fut pour moi décisive. Je trouvais chez les poètes russes de l’Âge d’Argent et chez leur père assassiné, Pouchkine, “ce dont j’avais faim au moment où j’avais faim”(1) : une poésie en prise directe avec tous les aspects de la réalité, une obstination individuelle à témoigner et un refus parallèle de s’exiler, quels que soient les périls. C’est ce double mouvement d’une poésie exterminée et parce qu’exterminée devenue pour tout un peuple aussi précieuse que la liberté et la vie, qui fait du destin d’Akhmatova, de Tsvetaieva et des Mandelstam (on pourrait y joindre Pasternak), un destin exemplaire : qu’ils aient pu faire transmettre de mémoire à mémoire par le murmure de quelques fidèles les vers qu’ils soliloquaient dans leur solitude, il y a là quelque chose d’étrange et de sublime : un mystère, au sens religieux du terme, qui témoigne, a contrario de tous nos aboiements à la lune, que toute parole vraie est éternelle.

Certains s’étonneront peut-être que j’aie associé la fragilité et le désespoir de Marina Tsvetaieva à ceux de Paul Celan (poète de langue allemande). C’est, il me semble, qu’à la mort idéologique qui frappe et continue de frapper là-bas, répond ici, moins évidente peut-être, moins systématique sûrement, mais tout aussi implacable, la double mort économique et nihiliste : la mort par indifférence chez nous.

Un jour peut-être aurai-je, et d’autres avec moi, la capacité d’inventer dans notre langue et avec notre histoire les mêmes rapports de connivence chaleureuse entre la poésie et notre peuple que ceux qui ont existé – qui existent souterrainement – en Russie.

Si cette vie n’a pas de sens nous ne devons pas en parler, criait le jeune Mandelstam, futur martyr de la parole.

(1) La citation complète est : “Je ne lis autant que possible que ce dont j’ai faim au moment où j’en ai faim, et alors je ne lis pas, je mange.” S. Weil, l’Attente de Dieu, Seuil, 1977.

En 1999, aux éditions du Linteau de Bernard Marrey, paraît Dialogues avec les icônes, un livre passionnant et une réflexion érudite et sensible sur les images, ce que donne à voir la peinture, l’art. Mais c’est encore une fois un livre composite comme Baptiste-Marrey en a le secret : on y trouve aussi bien des notes de voyages, des méditations littéraires, spirituelles, de l’essai, des poèmes, Baptiste y dialogue même (comme il le fait parfois ailleurs en se glissant dans son texte) avec un de ses personnages, ici Richard Herbert, qui joue un rôle important dans Le Roman crétois et était précédemment apparu dans les Sept îles de la mélancolie. Des ponts complexes entre les genres, et c’est vraiment caractéristique de toute son œuvre, font qu’essais et poèmes participent de l’univers romanesque, que les romans et les poèmes ont à voir avec les essais, que les essais et les romans sont fécondés par la poésie. C’est ainsi également que toute expression artistique (musique, théâtre, peinture, cinéma, photographie…), toutes sortes d’images et de représentations sont au cœur de l’œuvre et de l’interrogation baptistéennes.

Fenêtre sur l’invisible est la première page de Dialogues avec les icônes :

J’aime ce qui est fixe. J’aime le mouvement immobilisé. Par une conséquence naturelle, j’aime la peinture. J’aurais pu être peintre si j’avais su dessiner. Écrire, pour moi, c’est, comme pour le peintre ancien, avant tout fixer l’éphémère, aussi bien le transitoire de la réalité que l’impalpable du souvenir et l’invisibilité de la fiction (de la réalité imaginée).

Autant dire que cette fin de siècle, saturée d’images industrielles et marchandes – répétitives, obsédantes – n’est pas mienne. Je voudrais, rêve vain, pouvoir ne sélectionner, et donc arrêter, dans ce flot que celles qui me touchent, m’intéressent, celles déjà oubliées, archivées, déjà ensevelies sous le bombardement planétaire – univoque, ravageur, mensonger qui est en train de nous détruire – nous, c’est-à-dire notre liberté, notre imagination, notre mémoire : les trois outils de toute création.

Baptiste-Marrey reprend, poursuit sa méditation sur les images, la représentation, la peinture et la poésie, dans La plume et le pinceau (publié en 2003 sur l’initiative de Brigitte Ouvry-Vial aux éditions de L’Inventaire). Le plus chinois de ses livres. Deux essais encadrent des encres du peintre François Bruetschy, dont il avait déjà brièvement commenté la peinture dans Dialogues avec les icônes.

La méditation s’ancre dans l’autobiographique, comme les indignations. La verve satirique est une dimension de son œuvre que nous avons déjà soulignée, elle s’exerce dans sa façon d’appréhender le monde contemporain, dans un regard aigu, acide, ironique, sur les choix politiques, les modes, les travers de la société actuelle, le cirque médiatique, les enflures de toutes sortes, l’urbanisme qui fait que le Paris du jeune Marrey n’est plus. La nostalgie est avec Baptiste éminemment politique. Elle prend le pas dès la première page de La Peau de mon enfance, dernier livre publié par Le Temps qu’il fait en 1997. Ce poème républicain en prose er en deux parties, cantate de la Bastille, puis Hymne des confins est, on ne s’y attendrait pas, en prose. En voici le premier paragraphe :

Je suis un enfant – un vieil enfant – du Douzième arrondissement. J’y reviens, devenu un autre homme, après un long périple, dans d’autres espaces et d’autres temps, qui m’a déposé sur cette crête instable où un versant de la vie s’embrume et, insensiblement, perd ses couleurs. Je reste le seul, vétéran de successives défaites, à pouvoir dire, le cœur brouillé de larmes : cela fut ; c’est ainsi que se déroula la destruction, voulue, ordonnée, de cette ville qui fut la mienne, qui fut celle des miens. Pierre à pierre me fut arrachée la peau de mon enfance.de cette ville-, il ne reste rien que je puisse montrer à mes propres enfants, à Alice et Angèle les dernières nées (mais les poètes ont-ils encore des enfants ?).

Les poèmes de Rouge le vin, rouge mon cœur, publiés chez Stock fin 2006, sont pour la plupart, dans leur écriture, contemporains de La Peau de mon enfance et s’abreuvent à la même source autobiographique. En voici deux :

C’ÉTAIT LE TEMPS :

C’était le temps où je jouais dans
les rues de la Bastille,
c’était le temps où une bouche d’égout
servait de but,
où jouaient au foot rue de la Cerisaie
avec une boîte de zan
trois ou quatre galapiats sortant
de l’école des Oratoriens,
où pris par le jeu, j’oubliais mon veston
Place des Vosges.
C’était le temps où le Marais était
un quartier perdu
dont les savantasses n’avaient pas
gommé deux siècles
d’apports populaires – nécessaires, parfois
incongrus, saugrenus
marchands irrespectueux gravant
leurs noms plébéiens,
israélites même, sur les austères façades
et les cours princières
auxquelles furent redonnés leur lustre
leur crème, leur blancheur
et leur dédaigneux mépris pour la rue
et le jeu des enfants.
C’était le temps où le Louvre n’avait
pas été reconstruit
plus accompli, plus anciennement vrai
qu’aucun Parisien ne le vit.
C’était les temps obscurs et gais
où coulait dans nos gorges
Le sirop du temps et nous le tétions
goulûment sans y penser
comme si nous aurions toujours et toujours
entre deux buts marqués
cette faculté étrange de pénétrer
à l’intérieur du temps
et de tutoyer les siècles, cheveux au vent.


P
UBES

Biscottes Heudebert
Phosphatine Fallières
Petits Lu de Lefèvre Utile,
Ceux de l’arrière-grand-mère
Dite mémé-petit-beurre,
Jouvence de l’Abbé Soury,
Chapeau noir, sourire gris
Dentifrice du Docteur Pierre
Et son profil à la Chateaubriand
Bébé Cadum et Vermifuge Lune
Chez Dupont tout est bon
Au Tout va bien,  Ça va Ça vient,
Dubo-Dubon-Dubonnet
rythmant les tunnels du métro,
Le Lion Noir et sa patte
souveraine posée sur la boîte
de cirage, Crème Éclipse
même usage, que de cirages !
Byrrh, vin généreux au quinquina
s’oppose sur les murs à Saint-Raphaël
et ses loufiats à tablier blanc,
Nectar donne la main à Glouglou
et fait la roue avec une corolle de bouteilles,
Suze, l’apéritif à la gentiane,
La Ouate Thermogène verte
crachant le feu comme à la foire,
Ripolin et ses trois hommes
s’entre-peignant le dos des blouses,
La Vache qui rit de Benjamin
Rabier, qui rit qui rit à l’infini,
Valda, Pigier, Le Nil, Menier,
c’était la réclame à la française.
On voit encore sur des pignons noircis
quelques bribes, quelques zébrures
une lettre, L de Larousse
Je sème à tous vents, survivances
archéologiques d’un Pompéi
englouti sous les laves et les néons
du Vésuve anglo-nippon.

Hommages

 

Il y eut le 17 mai 2008 un grand hommage rendu à Sens à Baptiste-Marrey pour ses quatre-vingts ans, suivi d’une mémorable nuit des musées. En 2009 parut Ombres par-dessus mon épaule, suivi de Ballades-souvenirs, beau recueil de poèmes écrits entre 1978 et 2001. En 2013 paraissait aux éditions Tarabuste, avec des illustrations de Gilles Marrey, sorte de pendant à Ode aux poètes pris dans les glaces, une suite poétique et musicalement inspirée autour d’Ingeborg Bachmann mais aussi de Paul Celan : Ingeborg, ma contemporaine. Ecrite en 2011-2012, cette suite poétique est suivie d’une autre qui rassemble cinq poèmes écrits en 1960, 1970, 1980, 1990 et 2010. Ils sont réunis sous le titre Europa. Ce livre est une superbe composition qui mériterait d’être redécouverte. Chez Tarabuste vont encore paraître deux titres : un Petit traité de dissidence spirituelle, d’abord en 2014, sorte d’évangile humoristique accompagné de paraboles parodiques et modernes, et comme de bien entendu, l’humour avec Baptiste est vite caustique ; le deuxième fin 2016, Souvenirs tchekhoviens des trois sœurs (qui étaient quatre), ou comment Baptiste revoit les nombreuses mises en scènes successives de la pièce de Tchekhov auxquelles il a assisté entre 1954 et 2016 et en écho un hommage rendu à Alix et à ses trois sœurs, avec le sentiment lancinant du temps qui passe, un chant des adieux se fait entendre ici.

Le 28 mars 2012, nous sommes allés écouter Alix et Baptiste qui donnaient des lectures d’œuvres de Baptiste, dans la somptueuse salle des mariages du seizième siècle de l’Hôtel de Ville de Saumur dans le cadre du festival des « 1001 voix ». Ils y ont lu, entre autres, un texte magnifique malheureusement toujours pas publié : Le Voyage de Platon. Les lectures d’Alix avec Baptiste ont toujours été de très beaux moments de qualité.

L’année 2013 et le début de 2014 ont été occupés largement par les tribulations de la parution d’Albert Camus, un portrait chez Fayard déjà évoqué, un livre important à maints égards. En 2016. Le photographe Pierre Vallet lui a proposé une collaboration pour son livre Ciel d’hier édité à Annecy. Sous le titre Légendes imaginées, Baptiste-Marrey regroupe quinze extraits de poèmes issus de Poèmes du Kreuzland, trois extraits de Oracles et Catacombes et trois extraits de Comment va le monde, trois recueils toujours inédits. Ces courtes pièces se glissent entre les images du photographe dans un dialogue qui scelle une belle rencontre.

Si en 2016 les pépins de santé se faisaient plus importants, Baptiste ne relâchait rien de son activité. Fin janvier nous étions ensemble au Théâtre de la Ville pour un concert du Quatuor Takács, au programme Chostakovtch et Beethoven. Cette année-là il travaillait à de nombreux textes. En 2017, il met au point son dernier ouvrage publié avec François Boddaert pour les éditions Obsidiane, Des belles utopies aux dures réalités, qui agence et revisite trois textes faisant ainsi le récit et le bilan de son Parcours d’un militant culturel 1954-2016. Il paraît à la toute fin 2017.

Nous avons beaucoup parlé de l’œuvre proprement littéraire de Baptiste-Marrey et aussi de son œuvre de militant culturel, un peu. Certes on ne peut tout dire d’une telle œuvre dont les dimensions, les branches et ramifications sont si nombreuses, d’autres, sans doute, professionnels du livre, bibliothécaires, libraires, éditeurs évoqueraient mieux que moi d’autres livres importants de Baptiste-Marrey, ceux qui portent un de ses plus longs combats, et qui résultent de son action sur le terrain. Esquisse d’un discours sur le livre (au Temps qu’il fait, 1986). Eloge de la librairie avant qu’elle ne meure (même éditeur, 1988) réécrit et réactualisé pour les éditions du Linteau en 2007 sous un beau titre, Les Boutiques des merveilles. Eloge des bibliothèques, édité en 2000 par Hélikon, l’association qu’il a cofondée pour défendre la petite édition, les bibliothèques et la librairie indépendante, sa participation à Pour un livre blanc de la petite édition, dernière parution des Cris de l’Hélikon en 2007.  Certaines de ses propositions ont fait débat et polémique, ont parfois aussi été pillées, il est à de nombreuses reprises intervenu dans la presse. Tout cela fait que ses avis sur les questions du livre et de son avenir sont des plus autorisés.

Il poursuit son œuvre et ses combats inlassablement, jusqu’au terme de sa vie, il brouillonne et vibrionne, tourbillonne d’activités, et parfois trublionne, bouillonne de projets, maelströme d’idées… Il mène une vie associative débordante, ainsi avec Les Trois P. (plumes, papiers, pinceaux) dans l’Yonne. Il fédère, il suscite, il anime, il réunit, il colloque : il organise, pendant 15 ans, un colloque Icône-image qui interroge précisément les rapports de la culture, de l’écrit et de la modernité technologique, des musées à l’heure du numérique, le développement culturel et les territoires, l’aménagement de l’espace, le rapport au pouvoir, au travail. Ce sont ainsi, entre 2004 et 2018, quatorze colloques qui se sont tenus avec les musées de Sens et d’Auxerre puis à Nevers et depuis 2014 dans le cadre prestigieux de l’abbaye de Pontigny.

Dimanche 7 janvier 2018, il a quatre-vingt-dix ans et pour l’occasion Alix, enfants et petits-enfants organisent une fête d’anniversaire qui réunit famille et amis dans le cadre tout à fait indiqué de la cave Fillot à Gentilly, une institution. Malgré la maladie et l’affaiblissement physique, l’esprit, l’humour et l’intelligence de Baptiste pétillent. Musique, lectures et prises de paroles accompagnent la journée dans une belle convivialité qui lui ressemble bien et dans l’attention qu’il porte à chacun.

Pratiquement tous ceux qui étaient là alors devaient se retrouver un an plus tard à quelques dizaines de mètres de là. D’autres musiques (Mozart, Erik Satie le voisin d’Arcueil, Kurt Weil), d’autres lectures et prises de parole accompagneront l’écrivain, le poète, le défenseur du livre, de la librairie et des bibliothèques, le militant culturel, l’homme de théâtre, mais aussi l’ami, le père et le grand-père.

Baptiste a écrit jusque dans ses derniers jours, des choses particulièrement émouvantes. Son bureau encombré de Gentilly atteste de cette activité extraordinaire jusqu’à l’extrême limite et dans un courage devant la maladie qui force le respect et l’admiration. L’écriture, le besoin, le désir d’écrire l’animaient, soutenaient cette énergie incroyable. Jusqu’à ce mardi midi du 22 janvier 2019.

Il était prévu de longue date que, le 12 mars 2019, le poète Patrick Beurard-Valdoye devait animer avec Baptiste-Marrey une conférence à la Bibliothèque Nationale Universitaire de Strasbourg sur Jean-Paul de Dadelsen, avec des lectures de textes de Dadelsen par Alix Romero. Cette soirée a bien eu lieu mais est devenue hommages à Jean-Paul de Dadelsen et à Baptiste-Marrey avec des lectures de textes des deux auteurs par Alix. Les deux ainsi réunis, associés dans ce double hommage, à Strasbourg, est particulièrement riche de sens.

Les deux dessins ci-dessus, que nous nous permettons de reproduire en lien avec l’évocation de cet hommage, font partie de la série de portraits d’écrivains par l’artiste rouennais Dominique Penloup, avec qui Baptiste a eu l’occasion de collaborer pour au moins deux ouvrages. A gauche, une étude pour une approche de Jean-Paul de Dadelsen A droite Baptiste a ainsi légendé son portrait :

Il tourne le chaton et devient invisible non pas pour voler comme Gygès mais pour écrire et voir ce que l’on ne voit jamais – que le poète imagine parfois par éclairs

Après ce tour d’horizon des territoires littéraires et intellectuels de l’écrivain et de l’homme engagé qu’est Baptiste-Marrey, des chemins qu’il a empruntés, défrichés, et si le portrait que nous avons fait de lui est forcément lacunaire, si l’on ne peut tout dire d’une œuvre aussi inépuisable, je ne peux qu’espérer que l’on prenne conscience de l’importance et de la valeur de celle-ci, contribuer à donner envie de la lire, de la découvrir, ou de la relire, de la redécouvrir en commençant à l’appréhender dans sa globalité, et à en avoir fait percevoir ou laissé entrevoir la forte cohérence dans la durée et la fidélité aux hommes et aux femmes qui l’ont inspiré, aux idées, aux amis. Cette chaîne des inspirés a tant encore à nous dire.

(Avril 2008 – avril 2019)